Christian Danielsson, secrétaire d'État aux Affaires européennes du gouvernement suédois depuis 2022

Christian Danielsson, secrétaire d'État aux Affaires européennes du gouvernement suédois depuis 2022.

Ninni Andersson

Secrétaire d’Etat aux Affaires européennes depuis l’automne dernier, Christian Danielsson a fait l’essentiel de sa carrière entre Bruxelles et Stockholm. Parfaitement francophone, ce diplomate chevronné a été le représentant de son pays auprès de l’Union européenne, directeur général chargé de l’élargissement de l’UE ou encore le représentant de la Commission européenne en Suède. Au sein du gouvernement conservateur d’Ulf Kristersson, qui a remplacé celui des sociaux-démocrates en septembre dernier, Danielsson s’est immédiatement retrouvé en terrain familier. Depuis le 1er janvier, la Suède (10,5 millions d’âmes) est à la tête de la présidence tournante de l’UE, pour six mois.

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Egalement candidate à l’Otan, que son voisin finlandais vient de rejoindre, le pays des Volvo, d’IKEA et d’Abba a fixé ses priorités : la sécurité en Europe, le réchauffement climatique et… la productivité, sans laquelle le modèle démocratique européen risque, selon les Suédois, de perdre son attractivité. Face à ce danger existentiel, "il faut avoir une vision économique de long terme", affirme le secrétaire d’État, interviewé à Paris par L’Express.

L'Express : la voix de la Suède, qui assure la présidence tournante de l’Union européenne depuis le 1er janvier, ne se fait guère entendre. Qu’avez-vous accompli depuis quatre mois ?

Christian Danielsson : L’actualité française est tellement chargée que l’action de la présidence suédoise de l’UE n’est peut-être pas parvenue jusqu’à vos oreilles (sourires), mais nous avons fait beaucoup de choses. Notre action se définit par cette formule : "Une Europe plus sûre, plus verte, plus libre". "Plus sûre" fait référence à la sécurité européenne qu’il convient de renforcer à l’heure où la Russie mène en Ukraine une guerre illégitime, inacceptable et brutale.

Notre priorité, c'est l’unité européenne et transatlantique

Cette agression a des effets très négatifs pour l’Europe. A l’heure où les Ukrainiens défendent l’Europe et ses valeurs armes à la main, il nous appartient de continuer à organiser le soutien économique, humanitaire, militaire et politique de leur pays. Notre priorité est de préserver l’unité européenne et l’unité transatlantique. C’est le préalable indispensable qui permettra à l’Ukraine de gagner. Quant à notre solidarité avec l’Ukraine, elle consiste à soutenir politiquement son aspiration à rejoindre l’Union européenne.

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Concrètement, comment se matérialise l’aide de l’Union européenne ?

Nous soutenons l’Ukraine de plusieurs manières, avec de l’aide humanitaire, de l’aide financière, de l’aide militaire. Nous avons finalisé notre dixième paquet de sanctions contre la Russie et nous préparons le onzième, qui concerne l’envoi des munitions à l’Ukraine.

Les sanctions, ça marche ?

Oui. Mais nous devons gérer un problème qui est apparu au cours de l’année dernière : le contournement des sanctions par un certain nombre de pays non européens, qui permettent à la Russie d’importer illégalement du matériel et des composants indispensables à leur industrie de défense. Nous nous concentrons sur ce sujet afin de stopper ce phénomène. Voilà pourquoi l’Union européenne a désigné un "tsar" spécialement chargé de contrer ces contournements : l’Irlandais David O’Sullivan, qui a précédemment été ambassadeur de l’UE aux Etats Unis.

Où en est-on sur la question de la justice internationale ?

Nous sommes actifs dans ce domaine, aussi. La discussion dépasse d’ailleurs le cadre de l’UE. En tant que président de l’UE, la Suède joue un rôle important afin de coordonner et unifier la position de ses membres. C’est un gros travail de diplomatie, qui n’est pas spectaculaire mais réel. Une question centrale est : dans quelle entité juridique devons-nous juger le "crime d’agression" ?

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Il n’existe aujourd’hui aucune cour de justice dédiée à ce crime spécifique. La Cour internationale de la Haye est compétente pour les "crimes de guerre" et les "génocides", mais pas pour les "crimes d’agression". Cette notion définit les crimes commis par les personnes ou les États ayant préparé, accompli ou promu un conflit armé visant à déstabiliser un ou plusieurs États souverains [NDLR : sont principalement visés : Vladimir Poutine, le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et celui de la Défense, Sergueï Choïgou].

Où juger le "crime d’agression"?

Soit l’on crée une nouvelle cour spéciale ; soit l’on établit un système hybride comme ce fut le cas, au Cambodge, du tribunal spécial chargé de juger les atrocités des Khmers rouges (1975-1979). "Hybride" signifie que l’Ukraine aura un rôle actif dans la procédure judiciaire. Le choix de la juridiction idoine sera effectué assez rapidement. En attendant, nous avons créé un Centre d’enquête pour le crime d’agression contre l’Ukraine (ICPA), dont la mission consiste à soutenir les enquêtes de terrain en Ukraine qui permettent d’établir les crimes commis sans attendre la fin du conflit. Ce centre est abrité dans le bâtiment d’Eurojust, l’Agence de l’Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale, à La Haye (Pays-Bas).

Qu’advient-il des actifs russes gelés par décision de l’Union européenne ?

Un débat est en cours à Bruxelles sur ce sujet. Nous étudions la possibilité d’utiliser ces fonds pour la reconstruction de l’Ukraine. Les destructions sont énormes : la Banque mondiale les estime à 450 milliards de dollars.

Revenons aux priorités de la présidence suédoise. Qu’est-ce qu’une Europe "plus verte et plus libre"?

Une Europe "plus verte" fait référence à la lutte contre le changement climatique. Nous menons des efforts importants pour atteindre l’objectif de l’initiative "Fit for 55" (prêts pour 55), qui a pour objectif une diminution de 55 % des gaz à effets de serre d’ici à 2030. Cela concerne la réglementation sur les énergies renouvelables, le niveau d’efficacité énergétique, les carburants pour bateaux et avions, sans oublier les infrastructures, notamment les bornes de recharge pour les véhicules électriques. Finaliser les négociations sur ces sujets exige un travail important. Nous y sommes presque. Compte tenu de l’expertise de la Suède dans ce domaine, nous avons pu conduire les discussions de manière efficace.

Et qu’entendez-vous par une "Europe plus libre"?

Il s’agit avant tout de la liberté économique. Notre raisonnement est le suivant : nous constatons que la productivité et la croissance en Europe sont nettement inférieures à celles des Etats-Unis ou de nos partenaires en Asie. C’est préoccupant. Si nous ne sommes pas capables de combler ce retard rapidement, l’écart va continuer à se creuser. Cela aura un impact négatif sur notre prospérité mais, surtout, cela nuira à l’attractivité de notre système. Si notre efficacité économique continue de diminuer, notre prospérité diminuera aussi... et la pauvreté augmentera. La question de la productivité est donc une question existentielle pour l’Europe.

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C’est pourquoi, il faut, non pas une économie dérégulée, mais une économie plus libre. Concrètement, cela signifie qu’il faut améliorer notre compétitivité en allégeant certaines règles, en favorisant les investissements, en misant sur l’innovation, en simplifiant les créations d’entreprises, en renforçant le marché européen intérieur. Il nous faut aussi unifier nos marchés des capitaux et faciliter la montée en puissance de nos start-up. Comment se fait-il qu'en Europe, nous soyons bons en start-up et mauvais en "scale-up", c’est-à-dire en développement de ces mêmes entreprises ? Nous travaillons à répondre à cette question.

L'Europe investit 2,3 % dans la recherche; en Asie du Sud-Est, c'est 3,8 %

L’Europe doit aussi fluidifier ses relations commerciales avec le reste du monde, sachant que 90 % de la croissance mondiale future viendra d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Une autre faiblesse concerne la recherche et le développement. En Europe, nous investissons en moyenne 2,3 % du PIB dans la "R&D" (chez nous, en Suède, c’est 3 %) tandis qu’aux Etats-Unis, c’est au-delà de 3 % et en Asie du Sud-Est, 3,8 %. Or nous savons parfaitement qu’il existe une corrélation entre R&D et croissance.

Depuis quinze ans, l’Europe n’a pas le temps de se projeter sur le long terme. Au contraire, elle gère des crises successives, tel un pompier éteignant des incendies à répétition : crise économique de 2008-2009, crise migratoire de 2015, crise du Covid en 2019, crise ukrainienne aujourd’hui. A chaque fois, l’UE réagit et fonctionne bien. Mais il est important de tracer des perspectives plus lointaines afin d’anticiper l’avenir.

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